L’imaginaire des grottes dans les jardins européens

(…) et des Sirènes, que la violence des chutes de l’ Aniene avait creusées juste à l’aplomb de la grande roche portant le temple de Vesta et celui dit de la Sibylle, qui correspond à l’acropole de cette cité fondée bien avant la colonisation romaine. Le peintre Ducros, qui s’est librement inspiré des sites archéologiques de la région, montre ainsi le grand-duc Paul de Russie et son épouse Maria Feodorovna accompagnés du créateur de Monrepos, Heinrich von Nicolay, lors d’une excursion jusqu’à ces cavernes naturelles. Pour en faciliter l’accès, le général français Sextius Alexandre François de Miollis, gouverneur de Rome sous Napoléon, avait fait creuser en 1809 une galerie dans le flanc occidental du vallon très accidenté, en contrebas des temples. Mais la terrible inondation de 1826, qui provoqua l’effondrement d’une des parties les plus anciennes de la cité de Tivoli, obligea les responsables de l’État pontifical à une transformation plus radicale. Le projet de l’ingénieur Clemente Folchi, qui proposait de dévier les eaux de l’Aniene bien plus à l’est de la ville en perçant un canal souterrain de près de trois cents mètres sous le mont Catillo, fut validé par le pape Grégoire XVI en 1832 et les énormes travaux prirent fin trois ans plus tard. Ils rendirent possible la naissance de la «villa» Gregoriana, une promenade aménagée sous la direction du cardinal Agostino Rivarola en mettant à profit l’ancien lit de l’Aniene et ses falaises escarpées pour orchestrer un parcours vertigineux où, au milieu d’une nature luxuriante, divers sentiers à flanc de montagne sinuaient entre cavités karstiques, formations calcaires pittoresques et ruines antiques, parmi lesquelles celles de la villa de Manilius Vopiscust. Passée à l’État italien en 1870, fréquentée jusqu’à la Première Guerre mondiale, la villa Gregoriana sombra dans l’abandon et fut fermée au public. Au terme d’une longue restauration menée à l’instigation du Fondo per l’Ambiente Italiano, elle a été rouverte en 2005 et les visiteurs peuvent à nouveau partager, tout au long de leur déambulation, les impressions de ceux qui les ont précédés en ces lieux, innombrables, anonymes ou célèbres.

Bien d’autres promenades sublimes créées depuis l’époque des Lumières restent à mieux étudier. En France par exemple, celles du château de La Roche-Guyon, dans le Val-d’Oise, dominant les méandres de la Seine, comportent toute une série de grottes taillées dans la roche dans les années 1770-1780; les Folies Siffait, aménagées près de Nantes à partir de 1816 par l’architecte amateur Maximilien Siffait et son fils Oswald, botaniste, offrent grâce à un système complexe de terrasses reliées par des escaliers, au bord d’un plateau de schiste ardoisé sur la rive droite de la Loire, de saisissants points de vue sur l’estuaire.

A l’âge des procédés industriels

Au xrxe siècle, la naissance et la diffusion d’une nouvelle technologie, le ciment armé6\ induisent une mutation radicale du vieux métier de «rocailleur», remontant au xvrre siècle 65 . Avec l’apparition de matériaux industriels issus du ciment Portland, procédé mis au point vers 1824 grâce à la fabrication d’un liant à partir d’un mélange de chaux et d’argile, c’est en effet tout un répertoire de grottes en pierres moulées, ponts en faux bois, balustrades rustiques, gloriettes et kiosques à musique plus ou moins standardisés qm va envahir les jardins à travers l’Europe jusque dans l’entre-deux-guerres » », mais aussi ceux du Nouveau Monde, particulièrement en Argentine et au Brésil. Depuis les modestes jardins bourgeois – selon un effet de mode raillé comme on l’a vu par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet-jusqu’à la plupart des parcs publics des petites, moyennes et grandes villes, ce sont sans doute des milliers et des milliers de grottes et autres ensembles de rocailles qui se trouvèrent reproduits à toutes les échelles inimaginables, comme le laissent deviner les nombreux catalogues vantant les décorations les plus variées.

Cependant, parallèlement à ces innovations dûment brevetées, il est indéniable que l’emploi traditionnel de la pierre subsista longtemps. Ainsi, dans son Traité général de la composition des parcs et jardins, publié en 1879, Édouard André consacre-t-il un long chapitre aux rochers: « Témoins muets des convulsions du globe, ils nous attirent et nous étonnent par l’inépuisable variété de leurs formes, de leurs dimensions et de leurs couleurs. » Sous sa plume, il est question non seulement des grottes mais aussi des escarpements, des cascades, des ponts de rochers ou encore du décor des jardins d’hiver et des « fougeraies » (ferneries) si prisées par les dames anglaises de l’époque victo-rienne »:, sans oublier les singuliers aménagements de rocaille destinés aux collections de plantes alpines.

Enfin, le passage que le paysagiste consacre à la « construction des rochers » se révèle précieux, car il fournit de très intéressants détails concernant la réalisation de fausses stalactites et stalagmites et revient sur les avantages fournis par l’enduit de ciment coulé, au moyen duquel « on peut construire en briques des rochers que l’on croirait naturels.D’ailleurs, ajoute-t-il, « un rocailleur anglais, Mr. Pulham, a fait de nombreux travaux dans ce genre ». De fait, la firme James Pulham & Son connut pendant quatre générations un immense succès en Angleterré », qui coïncida avec l’aménagement de plusieurs centaines de rocks gardens, grottes et folies, réalisés autant en pierre naturelle que selon le procédé original dit« Pulhamite », qui permettait de fabriquer non seulement des rochers artificiels, mats aussi toutes sortes d’ornements de jardin, comme ces monumentaux « vases Preston» présentés à Paris lors de \’Exposition internationale de 1867. Sans doute l’une des plus extravagantes créations dont les travaux furent exécutés par cette entreprise reste Friar Park, à Henley-on-Thames, dans l’Oxfordshire, propriété de sir Frank Crisp, qui partagea sa vie entre le droit, les microscopes, l’horticulture et l’histoire des jardins: une réplique du mont Servin haute de six mètres, abritant l’imitation d’une caverne du glacier du Géant à Chamonix, dominait le jardin alpin; les mirages de la grotte bleue de Capri étaient également évoqués à grand renfort de lumières électriques colorées, et dans d’autres grottes, le visiteur découvrait des miroirs déformants, un squelette ou encore des gnomes 00• Ce monde artificieux voulant paradoxalement représenter la nature même, auquel l’étiquette du kitsch continue de coller, n’en correspondit pas moins à un moment de création intense concernant aussi bien les élites aristocratiques et la grande bourgeoisie qu’une certaine tradition popu-laire, qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours, entre humour et utopie71.

Témoignant de cette inventivité, quelques ensembles particulièrement spectaculaires montrent la continuité aussi bien que le renouvellement de l’idée de jardin comme paysage rocheux dans les dernières décennies du x1xe siècle. En septembre 1871, Jean-Gustave Piganeau, issu de l’une des plus grandes familles de banquiers de Bordeaux, reprend la gestion du château Delamon, à Blanquefort, dont sa femme vient d’hériter, vaste demeure récemment construite au milieu d’un domaine viticole. Il acquiert alors, au pied du coteau où coule la Jalle, vingt-deux hectares de terres marécageuses, sur lesquels il entreprend en 1880 l’aménagement du parc paysager de Majolan, planté de nombreuses espèces exotiques – magnolias, cyprès, chênes rouges, séquoias et taxodiums-, dont la réalisation, sur les projets du paysagiste Louis Le Breton, assisté par l’entreprise Pellot père et fils, s’étalera sur près de dix ans-« . Le tracé s’organise autour d’un vaste lac artificiel alimenté par un bras de la rivière et agrémenté de plusieurs îles que cinq ponts relient au réseau des allées distribuant la promenade parmi de fausses ruines et une chapelle gothique. Un ensemble complexe de grottes artificielles, techniquement constituées d’un agrégat de moellons de pierre maintenus entre eux par des agrafes métalliques et recouverts d’un coulis de ciment passé à la feuille de houx, constitue le chef-d’œuvre de Majolan. L’eau du lac y pénètre assez profondément jusqu’à de petites criques et un embarcadère, tandis qu’une série labyrinthique de déambulations – chemins sinueux cou-verts de calades, étroits escaliers rocheux, passerelles vertigineuses – en parcourt toutes les anfractuosités sur cinq niveaux, provoquant des sensations de vertige lorsqu’on débouche à pic au-dessus de l’eau ou que l’on franchit l’étroit pont menant à l’île-belvédère dl .. 207 et 208 J. Un peu plus loin, un chemin de « pierres tremblantes » crée l’attraction, tandis qu’un couloir tournant débouche sur une salle hexagonale, dont chaque pan de mur était occupé à l’origine par des aquariums munis de grands hublots de verre ovales. À l’arrière de cette composition sophistiquée, on découvre un étonnant ensemble de « canyons », formant comme une grotte « en négatif» avec des cascades jaillissantes, qui atteste encore de nos jours le savoir-faire des ingénieurs et la maîtrise des artisans rocailleurs de l’époque. La restauration menée en 2007-2008 par la paysagiste Graziella Barsacq et l’architecte Fabien Pédelaborde a permis, grâce à l’enlèvement des vases accumulées pendant plus de cent ans, la remise en marche du système hydraulique.

Exactement contemporain de Majolan, le parc Samà, situé de l’autre côté des Pyrénées entre Cambrils et Montbrio de la Marca en Catalogne, fut imaginé par Salvador Samà y de Torrents, marquis de Marianao, un indiano dont la famille avait fait fortune à Cuba. Ce jardin, auquel sa luxuriance donne des allures d’oasis de verdure dans le paysage agricole.