À l’origine, il y a rosebud, le mystère
Pour l’architecte Fabien Pédelaborde, le tintement du rosebud pousse le récit des origines au plus près de sa terre natale, à Bidache, un modeste bourg du Pays basque français de l’intérieur. Il n’y est pas né, c’est un enfant de la côte, du littoral travailleur (Bayonne), plutôt que des plages mondaines (Biarritz), mais son grand-père maternel y vit et y organise chaque été le rassemblement de sa tribu.
D’un côté, il y a le foyer du coeur battant, et de l’autre, le territoire inexploré où l’enfant déploie ses propres chimères. C’est là, à quelques encablures du village, que s’impose la silhouette majestueuse du château des ducs de Gramont, dont les plus anciens vestiges remontent à l’époque médiévale. Les nobles ruines rappellent tour à tour la forteresse dévastée par les troupes de Charles Quint, et la demeure de plaisance élaborée sous la Renaissance. Au sujet des architectures tragiques de Piranèse, Charles Nodier notait : « Ils produisent le vertige comme si on les mesurait d’en haut, et quand vous cherchez la cause de l’émotion qu’ils vous inspirent, vous êtes tout surpris de trembler d’effroi sur une de leurs corniches, ou de voir tourner tous les objets sous vos yeux du chapiteau d’une de leurs colonnes. » Ce vertige,qui renverse les perspectives, saisit et chavire, inspire et exalte en un même mouvement, Fabien Pédelaborde l’a ressenti à Bidache et l’a depuis fait sien.
Il entretient ce feu nourrissant qui dort au fond de lui, le porte en tout lieu où le mènent ses pas. D’Italie en châteaux de la Loire, du Japon au Bordelais, le filtre dont il avoue ne pas savoir se défaire, oriente son regard, aiguillonne son désir. Il fixe la perspective d’une oeuvre qui s’appuie sur la prodigalité du passé pour enchanter l’avenir.
« Le rosebud, dont le nom tendre revient aux lèvres expirantes de Charles Foster Kane (1), dragon terrassé par son propre empire… »
1 – héros du film d’Orson Welles, Citizen Kane (1941)
Rêves de châteaux
Architecte bordelais, Fabien Pédelaborde a réalisé plusieurs rénovations de châteaux viticoles qui s’apparentent à de véritables compositions. Histoires, décors, paysages, il raconte son métier et son goût pour les savoir-faire artisanaux. Parcours choisi au fil de la conversation.
« Je suis entré dans l’architecture par le patrimoine, une passion que j’avais depuis l’enfance. » Lors de ses études à l’école d’architecture de Bordeaux, Fabien Pédelaborde se sentait parfois un peu “décalé” par rapport aux grandes figures de son époque, comme Jean Nouvel ou Norman Foster. Originaire du Pays basque, il choisit pour son diplôme le château des ducs de Gramont à Bidache, en face duquel il a grandi, dans un mémoire qu’il intitule La Machine à rêves. Fabien s’installe comme architecte en 1995 à Bordeaux et organise également les Nuits du Patrimoine avec l’association Renaissance des Cités d’Europe. Son métier le conduit dans des aventures variées, souvent en tandem avec d’autres talents. Il conçoit des stands événementiels avec le graphiste Franck Tallon, il réalise des commandes publiques importantes, comme la réhabilitation du parc Majolan à Blanquefort, avec la paysagiste Graziella Barsacq, ou le pôle d’échanges des Quinconces et le réaménagement du cours Victor-Hugo, avec Laurent Gouyou-Beauchamps. Son entrée dans le monde viticole s’effectue à l’hiver 2007. « Je suis invité à Château Soutard et j’ai le sentiment pour la première fois depuis longtemps de me retrouver face à moi-même… Je bouillonnais de Soutard ! »
Harmonie retrouvée, discrétion de l’architecte
« Le vin invite à raconter des histoires et c’est aussi ce que j’aime dans l’architecture. » Situé sur le plateau de Saint-Émilion, Château Soutard est pour Fabien Pédelaborde une œuvre globale qui part de la « sédimentation » du lieu, une maison de maître du XVIIIe à l’origine plus ancienne. Le groupe AG2R La Mondiale a fait l’acquisition de la propriété en 2006 et confie à l’architecte bordelais une rénovation ambitieuse, entre respect de l’existant et valorisation des artisans locaux. L’intervention s’effectue en deux temps : la restauration des ailes du château qui comprend la création d’un chai cuvier, des bureaux, une boutique et un parcours œnotouristique ; puis la réinvention des espaces de vie et de réception de Château Soutard. Malgré l’ampleur du chantier, Fabien souhaite que son intervention reste discrète. « Soutard est remarquable de ne pas l’être », résume-t-il. Les matériaux locaux sont privilégiés, pierre de taille, tomettes de Gironde, essences de chêne et de peuplier, tous mis en œuvre par des artisans d’excellence. Sensible à une forme de délicatesse, Fabien redessine la perle qui orne les étiquettes de Château Soutard, pour l’utiliser dans de nombreux éléments décoratifs, en métal ou en verre. De la même façon, il revisite les Indiennes de Beautiran, une manufacture girondine très réputée au XVIIIe siècle qui réalisait des toiles imprimées inspirées par celles de la Compagnie des Indes. Cet élément patrimonial devient un autre motif, mêlant grappes de raisins, insectes, oiseaux, gravés sur un béton patiné à la manière d’un cuir ancien. L’harmonie retrouvée de Château Soutard a dynamisé la propriété, distinguée par un prix œnotouristique[1].
Noblesse de la décoration
Avant d’être architecte, Fabien Pédelaborde rêvait de dessiner des décors. Pour lui, c’est un élément indissociable de l’architecture. « J’adore le détail architectural, les motifs et les textures, même si le mouvement moderne a tendance à bannir le décor. » Quand il discute avec vous, Fabien tient un crayon à la main, expliquant ses projets avec des lignes et des formes… C’est un peu sa ponctuation ! « J’ai besoin de l’acte de construire mais aussi de la légèreté de la décoration d’intérieur, que je pratique avec le même sérieux. Un projet d’architecture se déploie souvent sur plusieurs années alors que la décoration va se concentrer sur quelques mois, c’est beaucoup plus instinctif. » Pour mener ces deux activités, Fabien a créé deux sociétés[1] qui lui permettent de répondre à toutes les typologies de projets, des intérieurs de maisons aux châteaux viticoles. Sur cette thématique, son intervention au château Gruaud Larose[2] en 2015 consistait à réaménager les salons de la demeure principale, une bâtisse du XVIIIe siècle aux lignes épurées. Les intérieurs avaient été restaurés vingt ans plus tôt dans un style Second Empire qui traduisait une forme de prestige. Fabien imagine à la place un écrin qui évoque une maison de campagne ancienne, ce qu’était Gruaud Larose à l’origine. Il chine des meubles, des tissus, fait réaliser des peintures à la cire, poser des parquets de style Versailles… Il installe une composition subtile, avec des couleurs douces et des tapisseries raffinées, qui éveillent les pièces s’ouvrant sur les jardins. Fabien redonne un caractère intemporel à Gruaud Larose, au moment où ses propriétaires font construire devant le château une tour belvédère revêtue d’inox[3], dans un contraste destiné à montrer une capacité à traverser les époques.
Simplicité et attentions
Pour un architecte, la relation avec son maître d’ouvrage est souvent très importante, notamment dans la relation de confiance qui va s’installer entre eux. Fabien Pédelaborde cite volontiers Claire Villars-Lurton qui le sollicite en 2014 au Château Ferrière[1]. Le cahier des charges consiste à optimiser la fonctionnalité des installations dans un espace contraint. Pour y remédier, Fabien a l’idée du tressage qu’il déploie entre les bâtiments et les matériaux : tressage de l’ancien et du contemporain, tressages de pierre, de bois, de brique et de métal… Cette maille architecturale se retrouve jusque dans les grands luminaires suspendus réalisés en osier par le vannier François Desplanches. Sur la base de cette première collaboration réussie, Claire Villars-Lurton propose à Fabien d’intervenir en 2019 au Château Haut-Bages Libéral[2], à Pauillac. L’objectif est là aussi de repenser les espaces de production et notamment de rénover les chais. À l’arrivée, l’intervention de l’architecte reconstitue un véritable paysage. Chaque élément du bâti a été repris en supprimant les ajouts reçus au fil du temps, pour redonner une cohérence à l’ensemble. Murs au badigeon de chaux, matériaux réemployés ou chinés avec des antiquaires, rouge puissant des portes et volets du chai, une couleur traditionnelle du Médoc… À Château Ferrière comme à Haut-Bages Libéral, Fabien rapproche son intervention du Wabi-Sabi japonais, un art de l’essentiel qui rend hommage à la beauté simple, à l’imperfection et à l’impermanence. Néanmoins, tous ces châteaux ont des impératifs techniques auxquels l’architecte répond avec efficacité, pour apporter une touche plus personnelle, une poésie, des inspirations et des correspondances, car le vin exprime aussi une alchimie des sens qui se prête aux vagabondages.
Folie du Marquis
Quand il retrace l’aventure du Château Marquis d’Alesme, Fabien le considère également comme une composition globale. Là encore, il souligne la rencontre avec une commanditaire très investie. Nathalie Perrodo a repris ce Grand Cru Classé de Margaux suite au décès de son père en 2006. Elle veut donner un souffle nouveau à la propriété avec un projet architectural ambitieux dont les travaux démarrent en 2015. Le projet de Fabien s’intègre au paysage environnant et utilise la déclivité du terrain. Il crée un parcours qui fonctionne comme un récit combinant plusieurs éléments : deux pavillons inspirés de l’architecture classique à la française, des jardins et un chai cuvier d’une centaine de mètres, bâtiment “Janus” aux deux visages associant une galerie à l’italienne et une façade quasi brutaliste ! Les matériaux sont utilisés « dans leur vérité », qu’il s’agisse du béton, de la pierre de taille ou des bois massifs. Marquis d’Alesme juxtapose aussi l’architecture européenne et asiatique, en hommage à la double origine familiale de Nathalie Perrodo dont la mère est chinoise. L’ensemble opère comme une symphonie généreusement orchestrée. Portes de lunes s’ouvrant comme à l’infini dans les chais ; béton matricé où s’enroulent des vagues impétueuses ; écailles de dragon en laiton patiné ; claustras géométriques aux jeux d’ombres et de lumières… Tous les symboles ont une signification et découlent d’un séjour de l’architecte à Pékin. Fabien a souhaité évoquer l’idée du voyage et une forme de sagesse, pimentée d’une touche fantasque. « Le maniérisme en architecture est une période qui me va très bien. Éclairée, vivante, drôle, qui aborde les choses avec plaisir et légèreté. »
L’interview touche à sa fin et le micro tourne depuis deux heures. On est sortis du cadre pour mieux explorer le hors-champ, puis revenir au point de départ… sans point final ! Parmi tous les fils tissés dans cette rencontre, la relation aux savoir-faire apparaît comme une constante du travail de Fabien Pédelaborde. « La collaboration entre artisans et architectes crée une émulation qui nourrit la qualité de nos réalisations. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour les gestes, la trace de l’outil sur les matériaux, l’imperfection de la matière qui produit une forme de sensualité. Sans les artisans, le travail de l’architecte n’existerait pas. » C’est aussi l’expression d’un désir commun : bâtir des ouvrages pérennes tout en ayant conscience de leur fragilité immanente.
Benoit Hermet, » L’ART DE BÂTIR DES CHÂTEAUX DANS LE VIGNOBLE BORDELAIS », In Le festin, n°120, hiver 2022.
1 – Le Best of Gold Wine Tourism Architecture and Landscape 2012.
2 – L’Atelier d’Architecture Fabien Pédelaborde et FP-Home, maison de décoration.
3 – 2e Grand Cru classé de 1855 à Saint-Julien-Beychevelle.
4 – Réalisée par les architectes bordelais Lanoire et Courrian.
5 – 3e Grand Cru Classé de 1855 à Margaux.
6 – 5e Grand Cru Classé de 1855.