Viticulture et architecture, un mariage d’amour et de raison

Adoubés par de prestigieux propriétaires, les architectes rivalisent sur les routes des vins, où les relations entre vitiviniculture et architecture contemporaine s’intensifient depuis vingt ans. En confortant le rang et l’image de vignobles réputés, de nouveaux outils de production accompagnent l’évolution des process, mais aussi les transferts de propriétés et la réinscription des domaines dans leurs territoires. Emphatique, sobre ou empreinte de citations et de scénographie, l’architecture du vin mêle brutalisme et raffinement selon les stratégies des propriétaires. La force tellurique des terroirs et la fonctionnalité des process conditionnent sa forme et sa relation physique au relief et à l’environnement. Linéarité des chais, cuves d’inox, caves et belvédères, épaisseurs de pierre ou de béton, voilures de verre et de métal servent des traditions séculaires. Depuis vingt ans, les signatures se succèdent dans les domaines viticoles internationaux: Herzog & de Meuron pour Dominus Winery (1998) à Napa Valley en Californie, Santiago Calatrava pour la Bodega Ysios (2001) dans la Rioja, Mario Botta pour Petra Winery (2003) en Toscane, Franck Gehry à Marqués de Riscal (2006) dans la Rioja, Renzo Piano pour Rocca di Frassinello (2010) en Toscane, Foster & Partners pour Faustino Winery en Castille et Leon (2011), Souto de Moura pour Ouinta do Crasto (2013) dans le Douro.

Art et œnotourisme

Ces «locomotives» architecturales dopent un œnotourisme qui valorise une culture, une expertise, l’attention au patrimoine, aux espaces naturels, à l’accueil et à l’hébergement. En Provence, le parcours artistique et œnotouristique du château La Coste réunit Tadao Ando, Jean Nouvel, ou Franck Gehry. « Pour vendre du vin, il faut vendre une histoire à travers des activités culturelles et des espaces d’accueil », affirme l’architecte Gilles Perraudin. Après l’architecture monacale en pierre de ses propres chais à Vauvert ou du domaine de Solan dans le Gard, l’architecte construit à Rasova, en Roumanie, un complexe culturel viticole monumental, qui inscrit en douceur sur les collines surplombant le Danube un hôtel, des thermes, un centre de séminaires et un restaurant. Depuis vingt ans, l’architecte Bruno Legrand aide de grands propriétaires français à valoriser des investissements en Argentine, où ils aménagent des terrains pour créer des vins d’exception. A Mendoza, pour les familles Dassault et Rothschild, la Bodega Flechas de los Andes, fait référence à l’architecture aztèque. Avec d’autres partenaires, il a créé Vignes des Andes, sur une cinquan-taine de parcelles où sont disséminées des villas, un hôtel et des bodegas. Dans le Bordelais, il transforme pour des investisseurs chinois des longères en « château classique à tourelles» avec cuvier high-tech. A Nice, il a construit le chai du château de Bellet et amé-nagé la chapelle en boutique et lieu de dégustation.

Cyclorama

Dans le Bordelais, les interventions contemporaines se multiplient. Sylvain Dubuisson est intervenu au château Haut Selve (2002) et Jean-Michel Wilmotte au Cos d’Estournel (2008). A Saint-Emilion, Christian de Portzamparc défend les couleurs de Cheval Blanc (2011) pour Bernard Arnault et Albert Frère; Jean Nouvel, celles du château La Dominique (2014). Atelier Jean Nouvel et l’architecte Samuel Nageotte terminent actuellement la restructuration, la modernisation et l’extension du château La Grâce Dieu des Prieurs, Saint-Emilion grand cru. Il s’agit, pour un investisseur russe, de créer l’outil de production, afin de valoriser la tradition du travail de la vigne au profit d’un vignoble d’exception, avec des intervenants de haute renommée, notamment Louis Mitjavile, éminent conseiller en vin des domaines Tertre Rotebœuf, Roc de Cambes et de l’Aurage. La superposition d’images, entre paysage, outil et architecture, met des éléments clés de l’écriture de Jean Nouvel au service d’une expression stricte des impératifs de la production et du marketing. Le long de la route de Libourne, une maison de bordier du XIXe siècle accueille l’administration. A l’arrière, la démolition de chais datant des années 1960 a permis de créer une cour et trois bâtiments: les volumes longilignes du « belvédère» et de« l’ombrelle», ainsi qu’un cuvier en rotonde, reliés par un vaste sous-sol de chais. Transformant l’édifice en cyclo-rama, une fresque tapissera la façade circulaire du cuvier par un hommage en noir et blanc au paysage et au travail du vin. Dans sa double hauteur, la galerie de travail se superpose aux cuves qu’animent des anamorphoses célébrant Bacchus et Gagarine. Coiffé de sa terrasse événementielle abritée, le belvédère accueille des locaux d’exploitation et un logement; l’ombrelle est vouée au produit fini. Sur un second site, un fortin remodelé accueille des réceptions.

Revalorisation de grands terroirs

« Les amoureux du vin ont toujours associé de grands architectes aux plus grands terroirs du monde; nous assistons aujourd’hui à une vague comparable à celle des XVIII• et XIX• siècle » , estime Marjolaine Maurice-de-Coninck, directrice générale des châteaux Labégorce et Marquis d’Alesme-Becker qui orchestre depuis 2010 le renouveau de ces deux domaines pour Nathalie Perrodo à Margaux. Pour relancer le château Marquis d’Alesme, 3• grand cru classé de Margaux, elle a conduit avec l’architecte Fabien Pédelaborde une création d’envergure qui reprend l’esprit d’une architecture de pierre de facture classique associée à des éléments d’écriture contemporaine. L’architecte s’est appuyé sur le paysage pour composer des éléments donnant l’illusion d’avoir toujours été présents, sur deux hectares de parc appartenant à la famille Perrodo, face à l’église du village et au château Margaux. Trois édi-fices viennent s’inscrire sur une grande perspective: un bâtiment de production tubulaire en béton structurel, scénographié en façade principale par une galerie sous une arcade en pierre massive de 120 m de long, un pavillon d’accueil et un espace de réception. Entre architecture et art décoratif, ce lieu favorise par une diversité de matériaux et de savoir- faire les bascules sémantiques entre art et technique. « Travailler avec Fabien Pédelaborde m’a appris que plus on raconte une histoire, plus on écrit le programme, plus l’architecture valorise la démarche, relève Marjolaine Maurice-de-Coninck. Que l’architecte songe aussi à ce que pourra devenir son bâtiment m’intéresse car le vieillissement de l’architecture est une vraie question; certaines créations contemporaines m’inquiètent. » Revenant sur la transversalité des enjeux dans le Bordelais, elle précise: « Des moyens renouvelés et de nouveaux investisseurs, comme les familles Wertheimer ou Bouygues, redonnent une valeur à de grands terroirs qui périclitaient. C’est une chance pour la vigne. » Au-delà de l’architecture, Marjolaine Maurice-de-Coninck insiste sur l’importance de « rendre aux jeunes le goût de ces métiers manuels d’excellence, d’ouvrir les portes des domaines, et d’aborder l’œno-tourisme par la voie pédagogique. » Pour elle, créer des parcours de promenade y contribue, tout en favorisant la préservation de la biodiversité quand on replante des haies.